«1Dans son livre-recueil La dépendance amoureuse. Attachement, passion, addiction,
Patrick Pharo, chercheur en sociologie morale, explore les méandres du
sentiment amoureux au prisme du « chimisme » de la dépendance amoureuse.
L’auteur fonde et étaye son analyse du schéma amoureux aussi bien sur
des études scientifiques, comme des études neurophysiologiques et
neurochimiques1, que sur des analyses cinématographiques, littéraires, musicales et philosophiques2.
Toutes ces sources s’accordent pour expliquer l’idéal universel des
relations amoureuses et ancre la démonstration de l’auteur dans un
contexte de sociologie morale3.
2Ce
livre, qui apprend en quoi et pourquoi l’amour peut rendre dépendant,
permet également de comprendre que la dépendance amoureuse peut être
positive quand elle est suscitée par un amour partagé, c’est-à-dire un
amour qui est réciproque entre les partenaires, ou négative quand elle
est le fruit d’un amour inaccessible.
3Bien
qu’elle se fonde sur des éléments complexes, car faisant appel à des
recherches scientifiques, l’argumentation est exposée avec clarté.
L’articulation en deux parties, subdivisées en chapitres et
sous-chapitres, favorise la compréhension. La première partie expose ce
que l’auteur appelle des « scènes » qui illustrent cette dépendance. Ces
scènes diverses et structurées permettent d’explorer la neurochimie du
cerveau amoureux, l’évolution de l’espèce, la petite enfance et enfin
l’espace culturel contemporain de l’amour.
- 4 Madeleine de Scudéry, Clélie, histoire romaine, Paris, Gallimard, 2006 [1660].
- 5 La nouvelle carte de Tendre proposée par Patrick Pharo est issue de la littérature, du cinéma et du (...)
4La
deuxième partie développe les excursions de la dépendance amoureuse
dans ses divers états psychologiques et moraux. Elle reprend à ce titre
l’idée de cartographier le sentiment et les émois amoureux sous forme de
villes et de villages, à l’instar de la carte de Tendre de Madeleine de
Scudéry4.
Mais alors que la carte originelle reflétait une vision romantique de
l’amour, détachée de toute sensualité, la carte que propose Pharo est
marquée par la présence de l’érotisme à tous les stades du chemin qui
longe le Fleuve érotique5.
L’auteur montre ainsi que la sexualité n’est plus désormais
l’aboutissement d’une relation d’amour, son stade ultime, elle est
l’étape qui conditionne la pérennité de cette relation, en ce qu’elle
atteindra ou non le bonheur à deux.
- 6 Semir Zeki, « The Neurobiology of love », FEBS Letters, n° 581, 2007, p. 2575.
5La
question de savoir si la passion amoureuse est une addiction prend une
large part dans les développements du livre. Patrick Pharo explique
notamment que l’addiction à l’amour peut effectivement être comparée à
l’addiction aux drogues, puisque les zones du cerveau stimulées par les
images de l’être aimé sont les mêmes que celles qui sont activées, lors
de l’ingestion de drogues, « impliquant un état d’euphorie »6.
Pour l’auteur, lorsqu’elle n’est pas réciproque, la motivation
amoureuse, c’est-à-dire la volonté de se faire aimer de celui que l’on
aime, devient alors une addiction toxicomaniaque, dérivant vers le
Gouffre des Folies de la nouvelle carte de Tendre.
- 7 Ovide, Métamorphoses, Bruxelles, Bibliotheca Classica Selecta, 2007 (trad. fr. Anne-Marie Boxus et (...)
6Les
développements autour des deux composantes de la dépendance amoureuse
que sont la possession et la soumission permettent de comprendre qu’il
conviendrait, pour s’en dégager, d’accepter d’« aimer sans soumettre ni
posséder ». Seulement, et avec clairvoyance, l’auteur explique que ces
actes ne peuvent être suscités que par la motivation amoureuse, qui
encourage les amoureux à « s’abandonner » l’un à l’autre, aliénant dès
lors leur propre indépendance au profit de l’autre. Ce que l’auteur
nomme l’« ensorcellement » peut être réciproque, dans le meilleur des
cas, comme dans le mythe de Philémon et Baucis, qui dépendent
éternellement l’un de l’autre7, mais peut également n’être qu’unilatéral, notamment dans le cas des mariages forcés.
7Sans
pessimisme, mais avec lucidité, Patrick Pharo observe que la recherche
du retour de l’être aimé peut porter une menace d’autodestruction,
l’amoureux étant incapable de se résigner au caractère irréalisable de
la relation. Cette vaine recherche pourrait même conduire à une
érotomanie, affection pathologique dans laquelle l’individu amoureux est
persuadé que son amour est partagé. Pour l’auteur, cet individu
souffrirait d’un déni de réalité l’empêchant de comprendre qu’il n’est
pas aimé en retour.
8Pour
autant, cette absence de réciprocité des sentiments amoureux n’empêche
pas la construction d’une relation. Patrick Pharo explique alors qu’une
telle relation serait entretenue par le sentiment de pitié que celui qui
n’aime pas (ou plus) éprouve vis-à-vis de celui qui l’aime. Il ne
s’agit pas pour l’auteur d’un terme péjoratif, car il définit la pitié
comme « une sensibilité à la faiblesse d’autrui », impliquant dès lors
une bienveillante attention à son égard.
9L’altération
de la réciprocité des sentiments amoureux peut trouver son origine dans
la présence d’un tiers à la relation, et l’auteur insiste sur l’impact
de la présence de ce tiers dans la motivation amoureuse. Il peut en
effet bouleverser la relation entre les partenaires de trois manières
différentes – et ce que la relation soit engagée ou désirée par les deux
(futurs) partenaires ou par un seul d’entre eux. Le tiers peut être à
l’origine de la motivation amoureuse du partenaire ou futur partenaire
qui se sentirait menacé, lorsqu’il représente une concurrence à la
relation. La présence du tiers susciterait dès lors chez le partenaire
menacé une volonté plus forte d’être aimé de son élu. La deuxième
intervention du tiers est celle qui fait de la dépendance amoureuse une
cause de souffrance. La dépendance amoureuse, qui n’est pas en elle-même
douloureuse, le deviendrait quand les espoirs de parvenir à être aimé
de celui que l’on aime seraient déçus, c’est-à-dire que la véritable
personne aimée serait ce tiers. L’amoureux déchu deviendrait ainsi le
tiers de la relation qu’il voulait être la sienne. La dépendance
amoureuse, lorsqu’elle est issue d’un amour partagé par les deux
partenaires, n’est pas nécessairement un obstacle à l’épanouissement du
dépendant affectif dans le couple ; mais lorsque l’amour est unilatéral
et que le manque de désir de l’autre envers soi ne peut être comblé,
l’emprise du sentiment amoureux devient nocive. Enfin, le tiers peut se
manifester dans la dépendance amoureuse en s’immisçant dans la relation,
avec le consentement des partenaires. Les sociétés contemporaines ont
pour coutume de pratiquer la monogamie sociale sérielle. Il s’agit de
reconnaître la possibilité d’amours romantiques multiples dans une vie,
consistant dans le fait d’éprouver des sentiments amoureux à l’égard de
personnes différentes à des moments différents de la vie.
10Si
Patrick Pharo démontre que les sociétés contemporaines sont
représentatives d’une libération sexuelle, il n’oublie pas pour autant
d’expliquer qu’elles demeurent attachées à la motivation amoureuse. Il
explique clairement que l’incessant besoin de prouver à l’être aimé
qu’il a fait le bon choix, en le choisissant lui et pas un tiers, n’est
pas incompatible avec la volonté de sortir du carcan d’une dépendance
amoureuse néfaste aussi bien pour le partenaire affecté que pour la
relation actuelle ou à venir. En somme, il est possible d’être dépendant
affectif dans une société qui encourage à la libération sexuelle, si
cette dépendance n’est pas nocive pour soi et pour la personne aimée.
11La
différence entre la nouvelle carte de Tendre et la carte originelle, en
ce qu’elle tient en l’érotisation des relations, montre cette
caractéristique des sociétés contemporaines. Concrètement, le trajet
juste après la Nouvelle Rencontre s’arrête au village de Tendre sur
Éros, faisant du « sexe rapide » le « passage obligé » des prémisses
d’une relation amoureuse.
- 8 Le chapitre 6 développe cette notion de « care ». Malgré les points de concordance entre l’amour pa (...)
12Le
sociologue fait comprendre que la recherche du grand amour ne s’est pas
noyée dans la libération des mœurs des sociétés contemporaines,
pourtant exacerbée par les espérances déchues de trouver l’amour idéal.
Pour l’auteur, ces deux points de vue ne sont pas paradoxaux si l’on
considère qu’il en découle une nouvelle conception des relations
amoureuses. Il s’agit de l’éthique de l’intime, qui embrasse à la fois
l’« authenticité des sentiments », la « liberté des engagements » et la
« force du care »8
constitutive de la bienveillance accordée à l’autre, parallèlement à
l’importance qui est attachée à soi-même. Ainsi, la libération sexuelle
dans les sociétés contemporaine n’empêche pas à l’amour de rester un
idéal à atteindre, marqueur d’une recherche de constance et de point
d’ancrage.[...]»
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