«1Avec Seuls Ensemble, la psychologue et anthropologue américaine Sherry Turkle conclut une série de trois ouvrages, commencée en 1984 avec Second Self et poursuivi avec Life on the screen en 1997, sur « les rapports qu’entretiennent les gens avec leurs ordinateurs » (p. 20). Seuls ensemble
se présente ainsi comme un bilan de trente ans de recherche sur la
question des « relations humaines médiatisées par des machines ».
2L’ouvrage
est découpé en deux parties, qui se répondent dans leur questionnement
sur les implications de nos rapports avec les interfaces technologiques.
La première partie est consacrée à ce que Turkle appelle « le moment
robotique » de notre civilisation. Partant de l’idée que les ordinateurs
sont des objets d’un genre nouveau, car ils disposent de dimensions
psychologiques tout en étant de simples choses (p. 57), l’auteure va
mettre en évidence la relation émotionnelle pouvant lier humains et
machines, à travers les figures de robots comme le My Real Baby, le
Furby ou le Tamagochi. Elle se livre ainsi à une forme d’archéologie de
notre rapport au robot domestique. La seconde partie de l’ouvrage est
consacrée à la redéfinition des frontières de notre intimité, à travers
l’analyse de phénomènes comme le multitasking, la création
d’avatars sur les réseaux sociaux ou le besoin de connectivité toujours
plus grand. L’auteure cherche ainsi à démontrer l’émergence de nouvelles
formes de solitude, chez ceux-là mêmes chez qui les moyens de
communication sont les plus développés (notamment les adolescents et les
jeunes adultes).
3Pour
développer son argumentaire, Turkle s’appuie sur un volume très
important d’entretiens réalisés dans le cadre de précédentes recherches
et, pour cet ouvrage, dans des établissements scolaires auprès
d’adolescents et d’adolescentes ainsi que dans des maisons de retraite.
La récolte des données elle-même est réalisée à travers d’autres
méthodes plus expérimentales, où l’auteure et ses étudiants réalisent
des expériences psychologiques in situ en confrontant des
publics précis, comme les enfants ou les personnes âgées, aux robots. De
même, la mise en scène régulière de l’auteure dans sa dynamique de
recherche, des impressions au sentiment de frustration que certaines
situations peuvent lui conférer (comme des conférences avec des
spécialistes de robotique ou ses premières tentatives sur le site de
rencontres vidéos Chatroulette), contribue à donner un aspect romancé à
la recherche, qui rend la lecture de l’ouvrage dynamique.Les premières
descriptions de ce que Sherry Turkle nomme « le moment robotique »
mettent l’accent sur la charge émotionnelle qui semble intrinsèquement
liée à notre interaction avec toute une nouvelle génération de robots.
Ainsi, le célèbre Tamagochi sert à illustrer le processus de deuil que
connaissent les enfants pour des vies artificielles. De même, le Furby,
une peluche avec d’énormes yeux, développe la réciprocité entre humain
et machine, en installant l’enfant dans le rôle du professeur, de celui
qui apprend des choses à son robot. Bianca, neuf ans, dira ainsi, après
un mois d’utilisation : « J’aime mon Furby, parce qu’il m’aime. […]
C’était comme s’il me connaissait vraiment » (p. 77). Turkle passe une
première partie de l’ouvrage à décrire la façon dont les enfants
s’inscrivent dans le moment robotique parce qu’ils « veulent établir un
lien de proximité avec ces machines, leur apprendre des choses et
devenir leurs amis » (p. 146).
4
L’auteure souligne à quel point la simulation du lien social peut nous
suffire, montrant ainsi que l’inanimé ne souffre d’aucun préjugé dans
notre rapport à l’autre. À cet égard, l’un des aspects les plus
saisissants de l’ouvrage porte sur la réaction des personnes âgées face
au robot de compagnie. Créés et vendus comme des remèdes à la solitude
que connaissent les aînés, des robots comme le Paro, sorte de petit
phoque répondant à l’humeur de la personne qui le caresse, déplacent la
question du moment robotique vers celle du soin. Les professionnels
eux-mêmes reconnaissent les vertus thérapeutiques du transfert affectif
que peuvent faire les personnes âgées vers ces robots, les voyant comme
des solutions à leur propre manque de moyens au jour le jour. Pour les
familles des personnes en maison de retraite, il s’agit également d’une
façon de soulager une conscience forcément marquée par les signes de
l’isolement visible que subissent leurs proches. Encore une fois la
question du lien social semble se redéfinir autour de l’usage d’un robot
conçu comme un remède à un problème social de départ, comme un « humain
de substitution » (p. 186). On passerait ainsi du « mieux que rien » au
« mieux que tout le reste » à travers les différentes étapes du moment
robotique.
5À
travers cette première partie de l’ouvrage, la question de l’incarnation
et de l’intelligence émotionnelle réapparaît à de nombreuses reprises,
notamment en tant qu’argument central pour critiquer l’intelligence
artificielle. Remontant à la tradition kantienne et aux travaux
philosophiques de Martin Heidegger et de Maurice Merleau-Ponty, la
question d’un rapport au monde, qui s’incarnerait dans un corps, semble
marquer l’impossibilité pour un robot d’acquérir un rôle social
significatif. En effet, l’absence d’une corporéité empêcherait les
robots de développer une présence réellement incarnée dans le monde, où
s’attacheraient corps et esprit. Le domaine de l’« informatique
affective » cherche cependant à montrer que les émotions ne sont qu’un
aspect comme un autre d’une pensée, qui s’apparente d’abord et avant
tout à une capacité de calcul, le corps devenant le symbole des
expressions de nos émotions. Une ligne de clivage nette, et
sociologiquement très significative, s’instaure ici : entre une
tradition qui refuse la possibilité d’une assimilation entre une
corporéité inanimée et une intelligence émotionnelle, position que
semble adopter Turkle dans son texte, et une perspective, défendue par
exemple par le transhumaniste Marvin Minsky, qui voit les robots comme
étant, dans le futur, des machines pensantes émotionnelles, car pouvant
exprimer une forme d’émotion via leur interface corporelle (et notamment
leurs expressions faciales).
6L’auteure
termine la première partie de son ouvrage en présentant le Japon comme
le pays symbolisant le mieux l’impact du moment robotique : les robots y
sont en effet ceux qui nous ramèneraient vers le réel, en se présentant
comme un « remède à notre immersion croissante dans la vie numérique »
(p. 235). C’est à partir de cet augure que s’ouvre la seconde partie de
l’ouvrage autour des nouvelles relations que nous tissons à travers
l’omniprésence des moyens de connectivité. Cette seconde partie reprend
ainsi l’idée directrice de l’argumentation, à savoir une « normalisation
de "relations" qui nous confèrent un sentiment de proximité alors que
nous y sommes pourtant seuls » (p. 198).
7De
Facebook aux avatars des jeux vidéos en ligne, en passant par la
disparition progressive des conversations téléphoniques au profit du
langage texto, un certain nombre de conséquences de notre besoin de
communiquer sur nos relations les plus intimes vont être mises en
évidence par Turkle. Le phénomène du multitasking par exemple
souligne notre propension à laisser la technologie dicter le rythme de
nos conversations et de nos occupations, faisant de nous des « machines à
maximiser ». Tous les exemples fournis par l’auteure permettent ainsi
de démontrer l’idée que « dans un monde ou tout est connecté à tout, le
champ des possibles excède de loin le champ du réel » (p. 262).
8
Dans le domaine de la connectivité, « mieux que rien » est devenu
« mieux tout court » (p. 325). L’analyse de l’auteure est
particulièrement pertinente lorsqu’elle interroge les différents
phénomènes humains qui disparaissent avec cette connectivité
omniprésente, en s’appuyant sur Emmanuel Lévinas pour rappeler
l’importance de la voix ou du face-à-face, ou sur la tradition
psychanalytique, dont elle se revendique. Comme le dit Brad, tenter de
garder le rythme sur Facebook revient à « penser faussement à toi-même »
(p. 292), selon une mise en scène forcée, soulignant ainsi le manque
d’authenticité dans les relations narcissiques que nous entretenons avec
nos différentes vies sur les réseaux sociaux. Les adolescents et les
jeunes adultes interrogés par Turkle apparaissent ainsi comme
enthousiastes sur la possibilité de s’exprimer de manière plus réfléchie
par l’échange de textos sur leurs téléphones, tout en s’inquiétant de
l’absence de spontanéité et de la dictature du « cool » que ce genre de
pratiques induisent, révélant même une sorte d’épuisement lié à cette
présentation de soi toujours calculée.
9 Le
monde virtuel se charge également en émotions à travers les confessions
et l’implication publique d’individus qui n’hésitent pas à tenir des
propos scandaleux et excessifs, sous leur vrai nom. Comme le dit Turkle,
sur Internet « rien ne vient entraver le transfert ou la rage »
(p. 367). Le parallèle dressé entre cet état de fait et l’esprit de
communauté que revendique les enthousiastes de ces sites est fascinant :
les créateurs de site de confession par exemple n’hésitent pas à
clairement demander à ce que les communautés virtuelles soient partie
prenante de la dynamique communautaire, même si celle-ci s’appuie
d’abord et avant tout sur la « proximité physique, des préoccupations
partagées, des implications réelles et des responsabilités communes »
(p. 371). La question sous-jacente, traitée en filigrane par Turkle, est
celle des transformations que les robots, comme les réseaux sociaux ou
les sites de confession, entraînent dans la dynamique d’interdépendance
qui relie les individus entre eux. Celle-ci se base sur la réciprocité,
sur l’obligation réalisée par le lien social de s’investir pour autrui.
Dans un espace simulé comme Internet, quel type d’obligation
développons-nous ?
- 1 Voir notamment : Gras Alain, Les macro-systèmes techniques, Paris, PUF, 1998 et Gras Alain, Fragil (...)
10En
conclusion, la recherche de Turkle se révèle importante, même si elle
souffre par moments de l’accumulation des témoignages, qui limitent la
discussion théorique sur certains points. La somme d’informations
recueillies par les entretiens est ainsiimpressionnante, et les
anecdotes personnelles permettent de comprendre à quel point Turkle a
elle-même changé progressivement de regard sur les technologies, passant
d’un enthousiasme modéré dans son premier ouvrage Second Self, à une perspective bien plus pessimiste dans Seuls Ensemble.[...]»
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