«Que devient l’alimentation des pauvres quand ceux-ci s’urbanisent ? La
majorité des études en histoire de l’alimentation se sont focalisées sur
l’alimentation des élites. Michel Bonneau propose, en faisant feu de
tout bois, de retrouver la trace de repas évanouis.
Michel Bonneau nous livre ici un ouvrage étonnant. Étonnant par son
ampleur, par l’objet qu’il se donne, par le nombre de références issues
de disciplines diverses qu’il manipule, par l’amplitude de la période
traitée, comme par sa forme, assez peu académique dans l’écriture comme
dans l’organisation des idées. Une telle somme rappelle le travail tout à
la fois d’envergure et d’érudition qu’un autre géographe, Xavier de
Planhol, consacrait à « L’eau de neige » et au goût discriminant pour le
frais. Elle relève aussi d’une quête personnelle, comme l’indique la
dédicace, où il rend hommage à la mémoire de ses ancêtres et « à toutes
celles et ceux pour qui l’angoisse du manger était quotidienne et
continue de l’être dans le monde d’aujourd’hui ». L’objectif principal
est d’étudier la table des pauvres de la fin du XVIIIe siècle au milieu
du XXe siècle, avec l’ambition de montrer « qu’à côté de la cuisine des
puissants, existe une table modeste, reflet de la gastronomie des
pauvres » (p. 37) et de réhabiliter des manières de faire et des
pratiques du quotidien d’une façon qui n’est pas sans évoquer Michel de
Certeau. Michel Bonneau s’attaque en effet à un sujet qui a été, en
France, relativement négligé par les chercheurs, qu’ils se consacrent à
l’alimentation ou à la pauvreté. Faible place des classes populaires
dans l’étude de l’alimentation, faible place de l’alimentation dans
l’étude sur des classes populaires, alors que, comme on peut le
constater depuis les années 1980 et la restructuration de l’aide
alimentaire en France, l’alimentation reste au cœur du problème de la
pauvreté.
L’alimentation, un objet fuyant
L’alimentation, un objet fuyant
La majorité des études en histoire de l’alimentation ont d’abord
traité de ce qui constitue la plupart des sources disponibles et se
sont, de ce fait, focalisées sur l’alimentation des élites. Jean-Louis
Flandrin, à partir des années 1970, avec gourmandise et un esprit
pionnier, a bien montré comment la volonté de se distinguer du commun
était un des moteurs de la construction et de la transformation du goût
des élites. Aujourd’hui, la célébration du repas gastronomique des
Français ou encore les préoccupations pour le goût, les restaurants, les
terroirs etc., rendent compte d’une irrigation des recherches par
l’idée de la « grandeur française ». Cette perspective conduit à
négliger par exemple ce qui constitue les conditions de la mise en place
de l’industrie agroalimentaire, de la grande distribution et des
modèles alimentaires qui s’y rattachent, auxquels sont renvoyés pour
leur quotidien alimentaire la majorité des Français. Michel Bonneau
entend quant à lui traiter de « la transition alimentaire des classes
populaires urbaines sous l’effet de l’industrialisation » (p. 40 et 52),
expression qui rend compte de changements rapides des habitudes
alimentaires sous l’effet de l’urbanisation des modes de vie et
notamment le passage d’une alimentation majoritairement végétale à une
alimentation centrée sur les produits animaux. D’autre part, il affirme
vouloir parler « de la cuisine domestique ou populaire, modeste, aux
mains des femmes » (pp. 34-35). Il trouve peu de sources du côté des
ethnologues, dont les recherches sur l’alimentation de la France ont
d’abord concerné les campagnes imaginées comme closes et harmonieuses,
marquées par l’autoproduction et les traditions à sauvegarder, et en
ville, les populations migrantes. La sociologie, elle, a traité la
question sous l’angle des emplois du temps, des modes de vie et de la
place que les femmes n’y tiennent plus. Les études sur les inégalités et
la pauvreté, quant à elles, telle celle de Serge Paugam, intègrent
rarement l’alimentation, à l’exception d’un ensemble de travaux sur les
SDF. Il faut attendre la décennie 1990, alors qu’elle devient une
préoccupation publique médiatisée, pour que se constitue une sociologie
de l’alimentation : les crises alimentaires permettent de gloser sur
« l’irrationalité » des comportements « populaires » ; les
problématiques de santé publique liées à l’obésité motivent des
recherches sous-jacentes à la volonté de réformer les goûts
« populaires », question dont Anne Lhuissier a interrogé la genèse pour
les consommations ouvrières de la fin du XIXe siècle. L’auteur reconnaît
d’ailleurs ce qu’il doit à ce travail de sociologie historique,
« fondamental pour la connaissance des pratiques alimentaires des
classes populaires urbaines françaises de la deuxième moitié du XIXe
siècle, celui qui se rapproche le plus de notre problématique » (p.
56-58).
Animé par la volonté de faire l’histoire de la réalité vécue en
s’éloignant du point de vue des élites, l’auteur doit chercher son objet
entre les lignes, croiser les données, recourir à des sources variées
et « obliques », et les faire jouer ensemble malgré leurs statuts divers
(p. 49). Peu de sources primaires, somme toute, au titre desquelles
deux corpus principaux : livres de cuisine et de gastronomie, de traités
d’économie ménagère et domestique ; mémoires, souvenirs et récits de
vie et de voyages. Sont aussi privilégiés les sources secondaires,
« ouvrages à caractère historique, géographique, économique et social »
et relues attentivement de nombreuses études, ce qui permet de repérer
des considérations alimentaires chez des auteurs classiques. Les sources
littéraires et dans une moindre mesure, iconographiques sont convoquées
pour leur puissance d’évocation et de sensibilité, susceptible
d’éclairer « la conscience ouvrière », de restituer l’atmosphère et le
sens pour les acteurs. Il s’agit de faire parler les sources ou même les
objets (tels les ustensiles de cuisine, p. 72).
Les principales mutations ayant affecté les pratiques alimentaires
sur la période considérée sont en réalité difficile à saisir. Michel
Bonneau cherche d’abord à retracer le contexte de l’alimentation sur
cette époque longue (XVIIIe-XXe siècle), s’intéressant aux
transformations alimentaires et à l’accessibilité aux aliments mais
aussi aux transformations des modes de vie, caractérisés par l’avènement
d’une nouvelle temporalité liée au travail industriel et à un cadre de
vie urbain. Il analyse ensuite les aliments en présence, à partir des
menus scolaires et des dépenses des ménages avec un point de vue
diachronique, en tenant compte du lien entre les modes d’alimentation et
le lieu de résidence pour intégrer le rapport à l’espace (ville ou
campagne). Il met en avant des aliments nouveaux (denrées coloniales),
des aliments (légumes verts, volailles, beurre) ou des ustensiles
distinctifs (signes d’une plus grande sociabilité). Mais, citant la
présence de viande de bœuf ou de porc (p. 185), marqueur de goûts
sociaux, il insiste sur le fait qu’un même montant de dépense pour une
catégorie d’aliment peut cacher des différences de préférences et
refléter des goûts propres. Il ne néglige pas les aspects concrets des
pratiques alimentaires, marquées par l’approvisionnement, la cuisine, le
repas et prend en compte également les manières de table. Un regard sur
l’alimentation hors domicile lui permet de traiter des dynamiques des
changements alimentaires et des interactions entre sphères domestiques
et publiques, facteurs d’acculturation alimentaire. Une partie est
consacrée à une caractéristique propre aux pauvres, la faculté
d’adaptabilité. Cette capacité, cette aptitude sont souvent peu mises en
valeur dans les écrits consacrés à la pauvreté alimentaire, comme dans
la réalité des lieux d’aides alimentaires.
Mange-t-on mieux en ville quand on est pauvre ?
Mange-t-on mieux en ville quand on est pauvre ?
Le dernier chapitre propose une typologie des régimes alimentaires
des familles populaires dans la seconde moitié du XIXe siècle, incarnant
par des portraits la grande fresque tracée. Se situe-t-on dans la voie
ouverte par Alain Corbin cherchant à retrouver « le monde d’un inconnu »
(Louis-François Pinagot), comme on « recompose un puzzle à partir
d’éléments initialement dispersés » ? La méthode évoque la façon dont
des anthropologues américains comme Sidney Mintz recourent à des
histoires de vie pour accéder au point de vue emic (la vision
interne du social). Ce dernier chapitre cherche ainsi à restituer les
facettes alimentaires très diverses provoquées par les situations de
pauvreté et la place que représente l’alimentation pour les personnes :
une possibilité d’épargne, un plaisir à satisfaire à tout prix, etc.
Souscrivant à la définition de « la pauvreté relative » de Serge Paugam,
Michel Bonneau distingue misère et pauvreté, et choisit d’exclure les
plus pauvres de son propos pour se consacrer au « peuple qui échappe à
l’indigence » et à une population de « gens ordinaires très larges,
englobant tout le peuple (...) des villes » (p. 32).
Justement, mange-t-on mieux en ville qu’à la campagne ? Dans une
période où l’on passe d’une pauvreté « dans une économie des aléas
climatiques à une pauvreté engendrée par un système de production » (p.
34), la transition alimentaire des classes populaires urbaines sous
l’effet de l’industrialisation pose la question de la part de l’ancienne
cuisine paysanne dans la nouvelle cuisine populaire, avec comme
marqueur, le recours fréquent à la soupe révélatrice de sa persistance –
tandis que la boisson fermentée (alcoolisée) signe l’urbanité des
mœurs, comme encore la consommation de viande, tenue comme un critère
d’amélioration des régimes alimentaires. On retient l’idée que « la
migration en ville rend plus complexe la relation d’interdépendance
entre pauvres et sociétés ». La nécessité absolue de maîtriser les
budgets est une constante pour les personnes à petits revenus. Les plus
pauvres adhèrent immédiatement, à la fin du XIXe siècle, à la pratique
commerciale du prix unique qui se met en place (p. 245) [1].
Leur alimentation repose sur l’achat de produits de mauvaise qualité.
Et Michel Bonneau d’évoquer notamment les problèmes de fraudes et de
falsifications (l’ajout d’eau pour le lait, de fécule dans le pain
etc.), de rappeler le cas célèbre de la margarine, ou la façon dont la
viande de cheval a été imposée comme succédanée du bœuf. Au fil du
texte, d’autres substitutions sont évoquées (les artichauts par les
topinambours, par exemple) jusqu’à consacrer une partie, ancrée dans des
témoignages surtout littéraires, à l’imaginaire et à la façon dont on
oublie la faim par le rêve (p. 326-329). Car les budgets s’équilibrent
grâce à la restriction de nourriture. Hier comme aujourd’hui,
l’alimentation sert de variable d’ajustement [2].
L’émergence d’un vrai repas le soir est le signe d’une amélioration du
niveau de vie (p. 159), tandis qu’actuellement on constate que la
suppression d’un (voire deux) repas indique une situation difficile (la
faim) qui se camoufle par un emploi du temps compliqué ou un petit
appétit.
Dans ce contexte, la débrouille alimentaire apparaît liée à la
dégradation des conditions d’accès à l’alimentation mais elle est peut
être aussi la forme originale permettant à cette cuisine d’exister de
façon autonome. Sont ainsi évoqués des pratiques aussi diverses que
l’accommodation des restes, définis comme « une pratique courante chez
les pauvres » (p. 110) ou la récupération dans les poubelles illustrée
par un témoignage de la Jack London qui conclut (p. 128) : « non
seulement l’ouvrier s’alimente mal, mais on lui donne des morceaux
dégoûtants à manger » (p. 131). Ainsi se pose la question de ce qu’est
l’immangeable et pour qui, question là encore toujours actuelle, en
particulier dans les lieux de distribution alimentaire. À cet égard, il
aurait pu être intéressant de voir plus développer l’idée de « refus
d’aide » (le « dédain des cartes de soupes économiques ») rapidement
mentionnée et que l’on peut interpréter comme signes d’une résistance
face à l’aide qui est proposée, entachée souvent de jugements moraux. On
note ainsi l’idée d’un comportement imprévoyant [3],
ou celui d’un défaut de compétence culinaire. L’auteur évoque les
ruptures de transmission du fait de l’exode rural ou du travail en
usine, des méconnaissances (comme l’art de planter les fruitiers) et lit
en creux un corpus d’ouvrages d’enseignement ménager [4].[...]»
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