«Dans
une aile de l’université Goldsmiths à Londres, des architectes,
cinéastes, théoriciens des médias et autres artistes inventent une
nouvelle discipline, qui contribue à reconfigurer le concept et la
politique des droits humains, ainsi que leur formalisation juridique. À
l’intersection de la cartographie, de l’expertise judiciaire, de
l’archéologie, de l’océanographie, de l’écologie, de l’iconographie,
dans tous les lieux où s’exerce une violence d’État contre des citoyens,
ils redéfinissent les notions de preuve, de crime, et contribuent à
modifier le droit international tout en révélant la violence
sous-jacente. Entretien avec le fondateur de Forensic Architecture, Eyal Weizman, et avec deux chercheurs du département, Christina Marvia et Lorenzo Pezzani.
Le cimetière bédouin d’Al-Araquib
Eyal Weizman
La terre est une photographie : elle enregistre et conserve les traces
d’un passage ou d’une occupation, quand bien même elles seraient
déniées. Voyez le cas du village Al-Araqib, dans le désert du Néguev,
sur lequel nous travaillons dans le cadre d’une commission publique
informelle, « Vérité pour les Bédouins du Néguev ». Les Bédouins disent
avoir été chassés de cette terre en 1948. Ils sont revenus s’y
installer, à la lisière d’installations militaires israéliennes, tout
près d’un cimetière qu’ils revendiquent. Mais la police israélienne a
détruit leur village à plusieurs reprises en invoquant son illégalité :
selon elle, ce cimetière serait postérieur à la création d’Israël. C’est
cette affirmation que nous nous efforçons de contester.
Pour ce,
nous avons notamment consulté des textes d’orientalistes du XIXe siècle,
et reporté sur des cartes les lieux où ils signalent avoir croisé des
Bédouins. Untel a emprunté une route, il décrit une colline ou le coude
d’une rivière : il s’agit pour nous d’identifier précisément les lieux
traversés. Mais nous sollicitons aussi des documents militaires de la
Première guerre mondiale. Le cimetière litigieux est situé au beau
milieu de ce qui fut le champ d’une bataille entre Britanniques et
Ottomans. Or les cartes britanniques comportaient des photos du terrain à
destination des soldats, sur lesquelles on identifie des traces d’une
activité humaine.
Voyez aussi cette photo de 1918 [figure 1] prise
par les forces aériennes bavaroises. On peut observer dans l’image, des
marques qui attestent la présence d’animaux. En zoomant, nous
reconnaissons des chameaux.
Prenez encore cette photo de l’aviation britannique [figure
2], en 1945 — soit juste avant la création de l’État d’Israël. Là aussi,
les agrandissements permettent d’identifier les marques d’une présence,
dont nous avons retrouvé les traces in situ quand nous nous
sommes rendus sur place. Et là, tout près, un cimetière. En rapprochant
les pierres du sol aujourd’hui et les sels d’argent d’une pellicule
antérieure à la création d’Israël, nous démontons l’argumentation
israélienne. Nous ne pouvons pas prouver absolument que ceci est notre cimetière ; au moins pouvons-nous dire que ceci n’est pas « pas le cimetière ».
Des guerres du climat
E.W.
Dans ce cas du village Al-Araquib, Israël s’autorise d’une curieuse
donnée climatique pour spolier les Bédouins. Invoquant la norme
agronomique selon laquelle le blé ne pousserait pas dans des zones où la
pluviosité annuelle est inférieure à 200 mm, la loi israélienne a
décrété « non-viables » les implantations dans ces zones. En vertu de
cette loi, les Bédouins du Néguev ne sont donc pas considérés comme des
résidents disposant d’un droit, mais seulement comme des itinérants :
sous la ligne des 200 mm, la propriété privée est donc proscrite. Or
cette ligne des 200 mm se déplace avec le réchauffement climatique. Les
photos prises d’une année sur l’autre permettent d’observer ce
déplacement.
Les Bédouins sont donc coincés entre deux forces
impérieuses. Le conflit du Néguev est aggravé par le changement
climatique : la désertification repousse les Bédouins du sud vers le
nord ; l’État, qui a l’ambition de « reverdir le désert », les chasse du
nord vers le sud. Voyez la carte que nous avons établie [Figure 3] : on
y voit clairement que les traces de villages bédouins antérieurs à la
création d’Israël sont concentrées dans les zones arides, au sud de la
ligne des 200 mm. En 1947, ces mêmes villages étaient répartis de part
et d’autre de cette ligne.
Or une histoire semblable a eu lieu dans l’Afrique du Nord
colonisée : les Anglais, les Français, les Italiens n’ont jamais
administré les territoires au delà de la ligne du désert, mais ils ont
constamment tenté de déplacer cette ligne en repoussant le Sahara vers
le Sud, le long de l’Atlas notamment. Le premier à avoir voulu « faire
fleurir le désert » n’est ainsi pas Ben Gourion, mais Mussolini, qui
entendait ainsi repousser les Bédouins de la Cyrénaïque. C’est à cette
époque qu’est apparue, avec l’aviation, une nouvelle forme de maintien
de l’ordre. En deçà de la ligne verte, des formes courantes de
gouvernementalité policière s’exerçaient ; au-delà, on procédait à des
bombardements aériens contre les chefs de tribus, notamment dans la
guerre pour la mainmise sur le gaz.
Aujourd’hui, si on dessine la
ligne du désert, telle qu’elle est déterminée par la norme des 200 mm,
on la voit longer l’Afrique du nord, passer par la Palestine et Gaza, la
Cisjordanie, la Syrie, le Nord de l’Irak : autant de territoires
aujourd’hui ravagés par des guerres civiles. Puis elle rejoint la zone
frontalière entre le Pakistan et l’Afghanistan : le Waziristan où des
tirs de drone sont perpétrés. Une autre ligne passe par le Sahel et la
Somalie.
Nous avons d’ailleurs établi une carte des tirs de drones
au cours des dernières années. Sans surprise, cette carte recoupe celle
de la ligne de désertification [Figure 4]. L’histoire de la
colonisation des zones désertiques se répète : police en deçà de la
ligne verte, bombardements au-delà. Il s’agit pour nous d’objectiver
cette répétition en la rendant visible.
De Forensics à Forensis : du technico-légal au politique
E.W.
L’exemple d’El-Araquib permet de comprendre la diversité des échelles
sur lesquelles nous travaillons. Au niveau micro, nous démentons la
thèse d’Israël sur le cimetière du Néguev ; au niveau macro, nous
montrons comment la spoliation des Bédouins est aggravée par une gestion
politique du désert, où la question du changement climatique occupe une
place centrale.
Or à chaque échelle, correspond sa propre épistémologie. Prenez le niveau micro : le projet Forensic Architecture
peut se concentrer, ici sur un cimetière, ailleurs sur un bâtiment
isolé pour y observer les traces qu’il a conservées d’un tir de missile
ou d’un bombardement. Dans ce type de cas, notre problème est juridique,
pas politique.
Or pour montrer qu’un crime est politique, il nous
faut apporter la preuve de son caractère systématique. L’armée
israélienne peut bien mettre quelqu’un en prison au mépris de tout
droit, cela sera considéré comme une bavure tant qu’on n’aura pas
apporté la preuve de sa répétition dans le temps et dans l’espace : le
cas échéant, cela deviendra un crime d’État.
Il y a là pour nous un enjeu essentiel : le passage de Forensics (le recours à l’expertise scientifique dans la sphère juridique) à Forensis. En
latin, ce terme renvoie à la place publique, au fait d’amener une
question jusqu’au forum. Il exprime donc une pratique politique. Les
deux mots ont la même origine, mais la modernité a réduit le Forensis au Forensics. Voyez
l’anthropométrie judiciaire que Bertillon a développée au tournant des
XIXe et XXe siècles. Ce type d’expertise technique est un acte policier,
au service du contrôle des individus. Nous essayons, quant à nous, d’en
inverser la logique, en observant les crimes d’État d’un point de vue
citoyen. Il y a donc une dialectique entre Forensics et Forensis. Ce nous appelons Forensis est la sensibilité qui oriente ce que nous faisons dans le cadre de Forensic Architecture.
Cartographier l’occupation israélienne : un tournant spatial
E.W. Notre
travail doit énormément à l’appel inaugural d’Edward Said dans un
article intitulé « Palestinians under siege » paru en 2000 dans la London Review of Books.
Said avait été jusqu’alors l’un des plus fervents critiques de la
cartographie comme pratique colonialiste : il avait montré l’imaginaire
géographique à l’œuvre dans les stratégies impériales. Or voilà qu’il
pointait le déficit de connaissances géographiques de l’Autorité
palestinienne dans ses négociations avec Israël : lors des accords
d’Oslo, elle n’avait jamais pu faire valoir une carte qui prouve les
crimes de l’occupation. Il en appelait donc à un « tournant spatial » (spatial turn),
comme geste de résistance : il fallait produire une contre-cartographie
susceptible de mettre en lumière les stratégies coloniales. Cet article
a eu une influence considérable sur toute une génération d’activistes
et de chercheurs palestiniens. Il m’a bouleversé alors que j’étais
encore un étudiant israélien en architecture.
Je me suis donc lancé dans le projet d’établir une
carte des implantations israéliennes en Cisjordanie. Onze mois durant,
j’ai navigué dans un petit avion pour prendre des clichés aériens. Il
s’agissait de créer un outil susceptible de rendre visible la
responsabilité pénale des architectes et des planificateurs dans les
crimes de l’occupation. Protester contre l’illégalité de l’occupation
est insuffisant : il faut donner à voir comment le crime a été conçu dès
la table à dessin. En coupant une route, en isolant un village ou un
champ, on détruit l’économie locale des Palestiniens. C’est qu’il n’y a
pas seulement de la politique dans l’espace, mais aussi par l’espace. Forensic Architecture
est donc une sorte de réponse technologique moderne à l’appel de Said :
nous devions proposer une contre-instruction technico-légale (counter forensic).
Société civile
E.W.
Ce travail de cartographie de l’occupation israélienne a été l’une des
premières initiatives en quasi « open source » à laquelle des
activistes, tant palestiniens qu’israéliens, ont pu contribuer. La carte
initiale que j’avais fabriquée était téléchargeable et modifiable : on
pouvait donc lui superposer de nouvelles couches qui permettaient
d’observer l’évolution de l’occupation.
Tous nos projets
ultérieurs héritent de cette expérience inaugurale : loin de toute
ambition de centralisation, il faut diffuser des pratiques citoyennes,
essaimer autour d’elles des communautés, constituer des initiatives
communes qui traversent les frontières.
Dans notre perspective,
les États sont nos adversaires. Or nous ne bénéficions pas des
informations dont ils disposent. Il nous faut donc faire preuve de
créativité en partant de ce que nous avons : des images. À cet égard,
nous revendiquons résolument le fait d’être, non des scientifiques comme
le sont les experts technico-légaux institués, mais des artistes au
sens large : des architectes, des ingénieurs du son, des réalisateurs,
des graphistes. Par notre formation et nos pratiques, nous avons
développé une sensibilité esthétique qui nous permet d’interpréter les
productions de différents médias. Regarder n’est pas une activité
passive, c’est une construction. Les théoriciens des médias nous aident à
mettre en question les processus esthétiques et iconographiques qui
sont en jeu dans les images du monde où nous cherchons des preuves, mais
aussi dans celles que nous produisons.[...]»
Ler mais...
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