«Le sociologue Michel Lallement explore l’univers des hackers en
Californie, les mutations du travail qui s’y élaborent, au risque de le
dépolitiser. Un autre ouvrage récent en constitue l’exact pendant : le
portrait de figures contemporaines de la désobéissance restitue cette
dimension politique mais perd l’ancrage social et spatial de la
contestation à l’ère numérique.
Depuis les années 2000 se multiplient les « hackerspaces »,
lieux de rassemblements entre passionnés de bricolage numérique,
pratiquant le libre échange d’informations et la coproduction entre des
innovateurs, aux marges des laboratoires institutionnels, dans une
ambiance mêlant l’exhibition de prouesses, le partage volontaire de
ressources, l’autodidaxie et les formations mutuelles. Les « hackerspaces »
ont essaimé dans la plupart des villes, surtout celles qui sont bien
insérées dans la mondialisation et dotées d’un secteur technologique
important [1],
environ 1700 aujourd’hui. Ils paient généralement un loyer,
s’inscrivent dans une nébuleuse en dupliquant des chartes, ont parfois
pignon sur rue, en tout cas toujours une inscription légale car ils sont
la plupart du temps des associations non lucratives (le plus souvent
classées comme « à finalité éducative ») [2],
susceptibles par conséquent de recevoir des dons défiscalisés. Ces
« laboratoires d’innovations » sont hybrides et s’inscrivent au
carrefour d’expériences originales, voire combinent trois types de
filiation et d’histoires : la fidélité à une éthique hacker qui a en
grande partie mûri dans les années 1980 dans des espaces marginaux,
clandestins et a été vécue sur le mode illégal ; l’inscription (plus
récente) dans un écosystème d’innovation et d’aide à la création
d’entreprise qui privilégie plutôt l’innovation ascendante ; et le
retour depuis 2005 d’expérimentations sociétales qui visent à lutter
contre le consumérisme, la surconsommation, le gaspillage. Là se
côtoient des bidouilleurs, des artistes, des amateurs, des salariés,
quelques squatteurs, des militants de la récup’, des promoteurs de
l’économie solidaire et du développement durable. Cela dessine des
espaces composites s’il en est, tirant leur force d’impact d’ailleurs du
flottement dans cette indécision : des laboratoires « ouverts ou pas »
comme le condense l’acronyme de l’un des plus fameux d’entre eux en
France, le LOOP. Ils sont restreints sur une partie de leurs plages
horaires au club des passionnés de numérique, mais tiennent
explicitement à rester ouverts sur la ville, parfois 7 jours sur 7 et 24
heures sur 24, avec cuisine et coins pour dormir, se voulant
accueillants aux populations précaires, finançant cette générosité, et
leur loyer [3], par l’appel au don et la cotisation de membres réguliers bien moins nombreux que les électrons libres, membres de passage.
Objets d’intérêts multiples, les hackerspaces forment depuis 2002
(date où a été lancé le premier d’entre eux, la CBase à Berlin), des
observatoires stratégiques souvent qualifiés « d’utopies concrètes », en
suivant l’expression inventée par Ernst Bloch [4], ou, de manière sans doute plus juste et en reprenant le vocabulaire de Foucault, d’hétérotopies [5].
Ce second choix souligne qu’il s’agit d’espaces d’expérimentations
protégées du regard public, où s’inventent ainsi par tâtonnement, dans
des angles morts, à l’écart des conventions dominantes, de nouveaux
modèles de vie. De vie : c’est-à-dire à la fois d’édification d’une
nouvelle éthique personnelle, de formes d’organisation la plupart du
temps inspirées des principes anarchistes de démocratie directe ou
d’autogestion, de pratiques expressives, de figures du travail, de
nouvelles façons d’avancer et de se faire avancer de l’argent et donc de
« faire capitalisme », mais au-delà aussi de nouvelles façons de
manger, de se chauffer, de vivre sa sexualité, de conduire sa vie, etc.
C’est dire tout l’intérêt d’ouvrages consacrés à ces « blind zones », comme ceux de Geoffroy Lagasnerie ou de Michel Lallement.
Travail à soi, travail pour soi
L’ouvrage de Michel Lallement analyse à travers une enquête
ethnographique de près d’un an le fonctionnement de l’un de ces lieux,
ni le premier ni le plus grand, mais sans doute le plus célèbre : le
hackerspace de San Francisco Noisebridge. L’auteur y a fait une
observation participante, tout en s’assumant auprès des membres sous son
vrai statut de sociologue, et en livre une description inspirée par la
théorie des « mondes sociaux » de Anselm Strauss, bien qu’elle présente
la particularité de se constituer depuis une position de novice peu
familier du bricolage informatique et ignorant en programmation : une
sorte de position de « watch-queen » [6], qui a donné ses lettres de noblesse à l’ethnographie urbaine et à la grounded theory,
mais peu en phase avec les schèmes de raisonnement intellectuel qui
font l’éthos de la programmation en mode ludique et farceur. En
l’occurrence, Michel Lallement s’est intégré à ces mondes depuis le
staff affecté aux cuisines, plus précisément en s’essayant à la culture
artificielle de champignons dans l’atelier « pleurotes ». Cela fait un
contraste fort avec l’ouvrage important que Gabriella Coleman a consacré
aux hackers, qui examinait à l’inverse, dans une perspective issue de
l’interactionnisme symbolique [7],
les « jeux avec la machine » de ces bricoleurs farceurs, qui visaient à
voir comment cette « intelligence de la réalité » pouvait être
cristallisée dans une « culture » à partir de la circulation de traces
expressives. Le choix est ici fait, au contraire, de ne pas s’y
intéresser et d’en rester à une sociologie de l’activité délibérément
expurgée de toute approche pragmatique. Il s’agit de se centrer sur les
principes sociaux de division (genre, classe, âge) qui structurent le
groupe, sans accorder d’attention aux processus de « l’engagement » dans
les tâches ni aux modalités de construction et de réalisation des
« projets » [8].
De plus L’âge du faire se cantonne délibérément, et de manière
très stricte, à l’une des nombreuses questions qui se nouent dans ces
espaces : celle des mutations de la figure du travail associées à
ce qui s’y esquisse. Le livre s’inscrit ainsi dans le sillage d’André
Gorz, dont il reprend à son compte l’intuition, pensée en 1980 dans Adieux au prolétariat, que les hackers inventeraient une « sphère de l’autonomie ». Les hackers
ne réduisent pas le travail à une action située, ils en font un
« travail pour soi ». Ils expérimenteraient donc cette « sphère de
l’autonomie » vantée par le penseur sartrien, et qui consiste à
produire, de façon autonome, hors marché, seuls ou librement associés,
des biens et services matériels et immatériels, non nécessaires mais
conformes aux désirs, aux goûts et à la fantaisie de chacun. Le livre de
Michel Lallement est ainsi spécifique parmi les réflexions sur
l’autonomie au travail. Avec les hackers, on passerait du
« travail à soi », bien vu par des auteurs comme G. de Terssac ou Ph.
Bernoux, et caractérisé par la capacité de collectifs ouvriers à
retourner et à reformuler les règles venues du haut, au « travail pour
soi » (408-9), consistant à donner à l’activité un sens intrinsèque, à
faire de la situation de travail un monde ouvert, et à privilégier la
régulation par la délibération collective et la recherche de consensus.
D’une certaine manière, l’ouvrage rejoint des conclusions déjà établies,
notamment par les collègues de l’auteur au laboratoire LISE du CNAM,
auprès d’individus moins « originaux » que les hackers : les
salariés des grandes entreprises de services et de conseils en
informatique. Isabelle Berrebi-Hoffman relevait déjà que s’y inventaient
les traits d’un « travail pour soi » autour des principes
d’horizontalité, de convivialité, d’implication expressive, mais aussi
de surveillance sociale par les pairs et de concurrence interne entre
salariés.
Le livre se focalise sur l’articulation entre éthique hacker,
conduite de travail et rapport au marché. Il le fait en quatre parties.
La première retrace l’histoire de Noisebridge, en le situant dans le
« creuset californien » qui fit transmuer la contre-culture en
cyberculture : cette partie reprend beaucoup les analyses brillamment
faites en 2006 par Turner [9] ;
elle rappelle aussi succinctement l’histoire du mouvement plus récent
des Makers, né en 2005 sous l’impulsion de l’entrepreneur Dale Dougherty
qui a créé un magazine faisant l’apologie de l’imprimante 3D et des
contrôleurs électroniques bon marché. La deuxième partie analyse comment
les 700 membres de passage de Noisebridge « font communauté »,
organisent le vivre ensemble, se regardent travailler, et tranchent
leurs conflits. La troisième partie synthétise des tranches de vie de hackers,
en observant comment ils articulent leur passion technologique, une
éthique de la liberté d’échange de l’information et leur rapport
tolérant au marché. La quatrième partie est une synthèse qui porte la
conclusion de l’auteur, sur l’autonomie du « travail pour soi ».
Une forme d’individualisme positif
L’auteur retrouve dans ce lieu la logique des « adhocraties », ces
organisations créatives que Mintzberg opposait à la bureaucratie
professionnelle [10], mais sur un mode plus déchaîné : une collaboration fluide et volontaire sans qu’il y ait un but préétabli à l’activité. Les hackers feraient
leur miel de l’idée proudhonienne qui reconnaît l’existence d’une force
productive liée à la capacité des hommes à s’associer (p. 232). Mais
leur fonctionnement suppose, en plus, deux choses. D’une part,
l’importation de certaines des règles issues de l’anarchisme, notamment
de la démocratie directe et de la production de consensus. Sinon, la
contradiction serait très forte entre les règles du « do it » (la prime
donnée à l’initiative individuelle) et les impératifs inhérents à la
cohabitation en un même lieu. Par exemple, donner le pouvoir à ceux qui
utilisent leur temps et leur énergie pour mettre leurs idées en acte
implique aussi de lutter contre la tyrannie du « bon vouloir » et de
produire des règles procédurales, démocratiquement constituées et
révocables en assemblées. On trouve ainsi dans Noisebridge beaucoup de règlements, et d’autocollants qui les rappellent.
D’autre part, et surtout, en termes d’organisation, c’est le
sentiment d’appartenance, plus que l’interconnaissance, qui fait
l’efficacité de ces lieux. Les hackers se structurent ainsi autour d’une
construction identitaire (pour exister socialement, il faut être
identifié) : principalement un nom et un logo pour le lieu collectif, et
un nom individuel faisant référence à la culture. On peut notamment
mettre l’accent sur un rite, celui des « Five Minutes of Fame », où les
volontaires exposent ce qu’ils veulent chaque semaine, et sur des
objets, qui font la fierté du collectif parce qu’ils portent la trace de
moments d’effervescence. Ainsi, ce « fauteuil roulant télécommandé en
langage informatique Python avec un bras joystick », dont l’auteur
raconte à quel point il soulève le rire, tant il est inénarrable. Mais
ce qui organise le mieux cette construction organisationnelle, sur un
mode identitaire, c’est le contre-mimétisme, la subversion symbolique
d’institutions qui servent de repoussoir (p.407), parmi lesquelles
l’université et la bureaucratie de la grande entreprise. Ainsi, contre
l’organisation universitaire par conférences, les hackers font des unconferences (p.
205-6). Contre l’organisation des grandes entreprises, les hackers font
un bazar. Ce contre-mimétisme est une réaction subversive contre les
organisations bureaucratiques qui dominent encore les mondes marchands
et non marchands (p. 210), sinon même une réaction à la société
salariale dont l’auteur décèle la critique larvée en suivant les textes
de Robert Castel, une volonté de retrouver une forme d’individualisme
positif que l’auteur réfère aux analyses de François de Singly.
Une analyse en Californie
La principale leçon de l’ouvrage de M. Lallement reste toutefois très
étonnante. Alors que d’autres héritiers de Gorz verraient dans ce que
font les hackers une critique assez directe de l’existence même du travail, une figure de la « fin du travail » [11], voire une sortie hors du capitalisme, la thèse ici est que les hackers se
frottent avant tout assez harmonieusement au marché et aux contraintes
de la vie financière. Le livre distingue ultimement quatre figures de hackers,
sur la base d’une analyse qui repose sur la compréhension des
« significations » qu’une centaine de familiers de Noisebridge donnent à
leur activité à travers les tranches de vie livrées au sociologue.
L’auteur importe la métaphore religieuse dans l’activité de ce groupe.
Il oppose quatre idéal-types (p. 308-320) : ceux qui consacrent
l’essentiel de leur temps au « faire » et valorisent le marché, appelés
« hommes de la vocation-profession », ceux qui, tout en consacrant
l’essentiel de leur temps au « faire », ne font que s’accommoder
passivement au marché, appelés « virtuoses », les membres occasionnels
qui ne pratiquent le bricolage qu’en contrepoint d’autres travaux
professionnels, appelés « convertis », et les occasionnels qui ont des
occupations à côté, qui sont appelés « fidèles ». Ces quatre figures,
jugées idéal-typiques du nouvel « art du faire », sont présentées comme
compatibles avec le marché. « Certains hackers acceptent de composer
sans enthousiasme avec cette institution sociale, tandis que d’autres en
font un support privilégié pour la valorisation de leur travail » (p.
310).
On peut y voir une clef de voûte du livre, qui forme comme une sorte « d’interprétation déceptive » du monde hacker. D’une
part, la plus grande part des régulations internes à Noisebridge semble
donner une priorité aux « faiseurs » sur les « militants », aux
« techies » sur les « anarchistes », bref, aux geeks sur les hobos. Le livre fourmille d’anecdotes sur les « marges » et les conflits, aux marges, des hackers
avec le personnel subalterne : militante éreintée ayant roulé sa bosse
dans la contre-culture et devenue sans abri, SDF qui veulent dormir et
se faire à manger et, parce qu’ils ne respectent pas bien le prétexte du
« hack » en cuisine, sont objets de stigmates, bouddhistes qui font des
autels à prière, galériens (au sens de travailleurs pauvres) qui
font des bocaux de vinaigre pour les vendre sur le marché, toute une
foule bigarrée du « bas peuple » de la côte Ouest qui cohabite
difficilement avec l’élite technophile tenant les lieux.
Sans doute ce bilan, assez décevant quant aux possibilités
émancipatrices de ces lieux, est-il dû à un biais d’ancrage, l’étude
ayant été menée dans un endroit qui a privilégié de longue date la
proximité avec l’écosystème industriel, qui plus est dans une région, la
Californie, dominée par la pensée libertaire [12], et dans un cadre libéral d’omniprésence du marché. Cet endroit est sans doute atypique parmi les hackerspaces. Des résultats différents auraient été probablement obtenus si l’on s’était centré sur le hackerspace anarchiste
d’Ivry-sur-Seine TMP Lab, sur un centre social italien ou sur le Chaos
Computer Club allemand. Dans d’autres espaces en effet, s’esquissent non
les renouvellements prochains du capitalisme, mais l’expression d’une contestation
de l’État, du monopole des experts industriels sur la politique
scientifique, de la généralisation de la surveillance de la population
par le contrôle des appareils électroniques, ou encore de l’existence
même de la propriété privée.
On ne sait pas d’ailleurs très bien si, pour l’auteur, ce « bazar »
ne masque pas finalement, sur le plan politique, un pouvoir
phallocratique homophile socialement, sinon gérontocratique. La reprise
par Michel Lallement de la thèse de Freeman et Moffatt [13]
selon laquelle, dans les communautés intentionnelles anarchistes, ce
sont toujours les mêmes, les anciens, qui contrôlent les ressources (p.
278-280 et p. 282), peut en effet le laisser penser. Les « hackers »
sont davantage dépeints comme les produits d’une frustration (p. 105),
propre à un déclassement social, ou à une déception narcissique liée à
un surinvestissement parental dans leurs années de scolarité, qui se
serait progressivement retourné, dès le collège, contre leurs résultats
scolaires. Des petits génies précoces lors de leur enfance, mais ayant
subi une désillusion, une crise, à l’adolescence, lorsque les autres
enfants ont cessé d’admirer leurs compétences et qu’ils se sont sentis
mis à l’écart (p. 326). Là encore, on peut s’interroger sur la
possibilité de généraliser ce constat, vrai sans doute dans le cas de
Noisebridge. Car les figures populaires du monde hacker, parallèlement,
existent, ont leur audience et leur public, qui est large, notamment
auprès des Anonymous. Depuis 2008, des expériences socialement innovantes ont été lancées dans de nombreux hackerspaces ; elles se multiplient notamment depuis 2008, comme la Hacker School aux USA, ou simplon.co en France, et plus récemment encore l’école 42 de Xavier Niel. Ces lieux-ateliers, innervés par la culture hacker et
disposant l’activité sur la modalité du « faire », s’instituent comme
des passerelles de la « seconde chance », des bouées de sauvetage pour
« décrocheurs » ou « absentéistes » du lycée et de l’université, autour
du thème de l’e-inclusion, de l’accès prioritaire aux non-diplômés, aux
personnes originaires de quartiers populaires, aux demandeurs d’emploi,
aux allocataires de minimum sociaux. Autour des hackerspaces, se
tissent ainsi des lieux d’apprentissage, qui visent à compenser la
détérioration tendancielle, depuis 30 ans, de l’enseignement de la
technologie dans les principaux pays occidentaux. Elles posent
d’ailleurs la question difficile de l’articulation entre la lutte contre
les inégalités de genre et la lutte contre les inégalités de classe
sociale.
La « part maudite » de la révolte
Au-delà, on peut se demander si la froideur du constat ne reflète pas
un choix théorique discutable, qui consiste à évacuer hors de l’analyse
les pratiques de contestation et, précisément, parmi les actes de
démontage ou de destruction, les pratiques illégales. Faire des hackers
les apôtres du faire, c’est alors oublier une dimension fondamentale de
leur pratique : la curiosité inquiète pour les technologies de
contrôle, l’idée d’ouvrir les choses, de les « fendre » à la hache (hack), et de pirater les télécommunications [14] pour susciter une prise de conscience. Détruire plutôt que faire. Explorer plutôt que construire. Les hackers
ne cherchent pas tant à construire qu’à explorer, au ras du sol, ce qui
constitue les fondements non questionnés de notre démocratie :
qu’est-ce, vraiment, que « l’anonymat » ? Qu’est-ce que la « propriété
intellectuelle » ? Ils appellent en cela le regard des sciences
sociales, parce qu’en déplaçant la description du monde ils se situent
aux marges de la légalité, brouillant les frontières entre l’action
innovante et la pratique illicite. D’ailleurs, en un sens large, la
culture hacker donne une dimension technologique à la figure du
« banditisme social », qui cherche à prendre aux pouvoirs et aux
monopoles pour redistribuer un peu de capital (de savoir, de pouvoir, de
richesse) aux multitudes éparpillées qui constituent le peuple de la
« longue traîne ».
Ces nouvelles figures de subjectivité politique, inventées par les hackers, sont aussi travaillées dans une autre parution, concomitante, l’essai de Geoffroy de Lagasnerie L’âge de la révolte. Snowden, Assange, Manning.
Il constitue l’envers parfait du livre de M. Lallement : il se centre
sur la radicalité d’un geste politique, non sur des pratiques
normalisées dans un espace légal. L’originalité de ce second ouvrage,
qui porte sur la critique de la notion de « secret d’État » par trois
personnages devenus à la fois héros et martyrs, a pour originalité de
faire des hackers les inventeurs d’une subjectivité politique
neuve, parce que faisant le choix de se désinscrire de la plupart des
scènes habituelles de l’apparition dans l’espace public. En promouvant
la « fuite », en faisant de la migration une politique, en se cachant,
les hackers rompraient avec un impensé du contractualisme, qui laisse
indiscutée la soumission spontanée et implicite à l’institution
nationale et au bienfait du droit. En livrant des traces sur un mode
« anonyme », ils refuseraient de comparaître auprès des institutions
politico-judiciaires, récusant la légitimité de leur verdict. Ils
repousseraient ce qu’acceptent encore un peu les désobéisseurs civils :
reconnaître la légitimité de la punition et se laisser punir. En
refusant de « signer » leurs actes, en agissant cryptés et masqués, les hackers
pourraient ainsi vouloir se libérer des contraintes liées à
l’injonction d’entrer en relation avec l’autre. Cet autre peut être
l’adversaire, avec lequel on refuse de se voir imposée une entrée en
dialogue, en diplomatie et en controverse, ou le pair, avec lequel on
refuse que se nouent les jeux d’attachement et d’identification qui sont
au fondement de l’éthique de la reconnaissance. En agissant ainsi, ils
constituent selon l’auteur des blocs purs de solitude et de révolte
(p.138-140), désentrelacés des formes classiques, ou « instituées », de
la contestation. Ce mouvement de désinscription hors de l’espace et du
temps social peut être vu aussi comme une possibilité d’élargir l’espace
de la contestation, en faisant naître des germes de protestation hors
des lieux institués où celle-ci prend des formes réglées. Ainsi
s’inventent avec les hackers une nouvelle figure de militants : celle constituée de gens installés, des insiders : médecins, banquiers, informaticiens bien payés.
Que conclure de la comparaison de ces deux ouvrages ? Lagasnerie,
contrairement à Lallement, voit bien ce qui, dans la pratique numérique,
défait les logiques d’identification, spatiale, nationale, juridique :
ce qui excède l’institution. Cet « excédent », quel est-il ? Il est
d’abord ce qui émancipe la pratique de l’espace des limites du
territoire : un arrachement, par le réseau informatique crypté, au
cantonnement dans un cadre local, cantonnement auquel étaient
traditionnellement limitées les utopies du XIXe siècle (qui dépassaient
rarement la taille de 300 personnes). L’excédent est aussi cet excès de
l’utopie par rapport aux compromis induits par sa nécessaire
inscription dans un monde tangible, fait de territoires, et soumis au
monopole de la violence physique légitime par des États. Comment prendre
en compte ce double débordement dans une analyse sociologique ? Comment
faire une sociologie véritable des « utopies concrètes », sans les
confondre avec une analyse de la normalisation de ces pratiques dans des
« hybrides » assujettis à des contraintes légales et policières ? Cette
« part maudite » de la révolte, difficile à prendre en compte dans une
approche empirique, est pourtant bien présente en filigrane dans les
lieux visités par Michel Lallement. Jakob Appelbaum, membre du bureau de
WikiLeaks, ennemi public numéro 1 du gouvernement des USA, est l’un des
trois cofondateurs de Noisebridge. Le lieu fait l’objet de visites
régulières du FBI, et certaines de ses activités, certains de ses
membres, sont passibles de la législation antiterroriste. Ils sont
souvent interrogés, parfois menacés, enlevés ou détenus, structurant une
hostilité face à l’État. M. Lallement a pourtant choisi de se centrer
sur la face « légale », en répétant comme principe de méthode tout au
long de l’enquête que « les hackers ne sont pas des crackers ».
Mais n’est-ce pas valider de manière rapide un discours de façade,
produit par certains membres du groupe pour la devanture ? Ou plus
simplement, se désinvestir des questions politiques qui touchent à la
propriété privée et à la surveillance ?
Explorer, découdre, recoudre – le triangle de l’innovation
Cela nous conduit réfléchir au rôle que pourraient tenir les sciences
sociales dans l’étude de ces espaces. Il est évident que ces
hétérotopies sont cruciales pour comprendre ce qui trouble notre
présent, et pour dessiner la manière dont une société se renouvelle, en
oscillant sous l’appel de ces futurs alternatifs. D’un côté, prendre
comme objet d’analyse le « principe positif » (Lagasnerie) qui structure
la nouveauté d’une politique est insatisfaisant, car il est difficile
alors d’envisager comment les individus articulent ces « lendemains qui
chantent » à un territoire et à un « jour d’après ». Comment ces gestes
sont-ils spatialisés ? L’analyse reste quelque peu en apesanteur. De
l’autre, étudier les ancrages spatiaux, forcément contextuels et locaux,
de cette révolte est utile. Mais, dès lors, faut-il se fier à une
enquête qui, en voyant les compromis entre un geste radical et des
inscriptions légales et spatiales, en rappelant le poids des
déterminismes sociaux, ne se saisit pas de la « part maudite » de la
contestation ?
Les pistes de travail que l’on pourrait dessiner, sur la base de
cette confrontation, pourraient être d’être attentifs à la différence
entre la formation de subjectivité et la dynamique d’intériorisation de
la critique au principe du renouvellement du capitalisme. La révolte et
le travail. Il serait ainsi utile de s’intéresser de manière documentée
et compréhensive aux différentes dimensions que prend le « rejet de
l’assujettissement » trop rapidement sublimé dans l’air de la révolte.
Qu’est-ce qui distingue les soulèvements contre la dimension juridique
(l’ordre du droit), contre la dimension nationale (l’ordre du
patriotisme), et contre la dimension étatique ? Qu’est-ce qui chez les hackers
entretient une critique de l’identification de l’espace au territoire,
et préfigure une nouvelle topologie, une pensée neuve des lignes et des
surfaces, et du lien à distance [15] ?
C’est par le refus d’écraser l’une sur l’autre ces quatre dimensions de
l’État, du Droit, de la Nation et du Territoire que se forment les
subjectivations collectives des hackers ; elles sont pourtant
étrangement confondues dans l’ouvrage de Lagasnerie, qui emporte toute
référence précise à la réalité des expériences dans le tourbillon d’une
critique radicale, qui devient un peu de papier, comme de « l’art pour
l’art », vindicative mais peut-être incantatoire.[...]»
Ler mais...
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